mercredi 15 décembre 2010

L'Abbaye de Saint-Genis-des-Fontaines : 3/ Le linteau






Table des matières
 



    * LE LINTEAU DE L'ANCIENNE ABBATIALE BENEDICTINE CAROLINGIENNE DE SAINT-GENIS-DES-FONTAINES

        ** LA DATATION  : Un élément important.

        ** COMPOSITION 

        ** STYLE ET TECHNIQUE  

    * LA MANDORLE

        ** LINTEAU  OU RETABLE ?




+ ANNO VIDESIMO QVARTO RENNA(N)TE ROT BERTO REGE WILIELMUS GRA(TIA) DEI
ABA 
ISTA OPERA FIERI IVSSIT IN ONORE S(AN)C(T)I GENE SII CENOBII QVE VOCANT FONTANAS 





* LE LINTEAU DE L'ANCIENNE ABBATIALE BENEDICTINE CAROLINGIENNE DE SAINT-GENIS-DES-FONTAINES  

            Une œuvre en marbre blanc parfaitement datée 1019-1020 posée en linteau dans une façade retravaillée au milieu du XII ème siècle d'une église abbatiale en même temps que se réalise son voûtement ainsi que la reconstruction de l'abside principale et qui vaudra la nouvelle consécration de 1153.  Eglise de l'un des premiers monastères carolingiens implantés en Roussillon avec Sainte-Marie d'Arles sur Tech et Saint-André de Sureda. Monastères qui connurent des premiers siècles d'existence mouvementés et des phases successives de construction ou reconstruction, causes notamment d'un important questionnement sur l'origine de ce linteau comme de son jumeau de Saint André de Sureda.


** LA DATATION  : Un élément important.

   A ce titre il figure dans tous les manuels et ouvrages spécifiques traitant de cette période et le fait connaître dans le monde entier. La datation est inscrite dans la pierre à la gloire manifestement du commanditaire de l'oeuvre et du monarque régnant puisque référence il y a, et ceci n'est pas sans intérêt.

           + ANNO VIDESIMO QVARTO RENNA(N)TE ROT BERTO REGE WILIELMUS GRA(TIA) DEI ABA 
            ISTA OPERA FIERI IVSSIT IN ONORE S(AN)C(T)I GENE SII CENOBII QVE VOCANT FONTANAS

   Deux lignes placées sous la bordure de part et d'autre de la mandorle qui coupe les noms du monarque et du saint patron du monastère que l'on peut traduire ainsi : 

          «La vingt quatrième année du règne du roi Robert, Guillaume abbé par la grâce de Dieu ordonna la réalisation de ces œuvres en l'honneur de Saint Genis au monastère qu'on appelle des fontaines»

   Robert, fils d'Hugues Capet monte sur le trône à la mort de son père (auquel il était déjà associé) en 996. La 24 ème année nous donne donc une fourchette comprise entre le 24 octobre 1019 et le 24 octobre 1020. La référence de l'abbé Guillaume – dont on ne sait rien – au roi Robert n'est certainement pas un hasard. Robert le Pieux est considéré comme le premier roi thaumaturge, très impliqué dans le développement de la vie religieuse dans son royaume (malgré des excommunications liées aux « aléas » de sa vie maritale!) va combattre les premières déviances « hérétiques » qui vont marquer la deuxième partie du Moyen Age déjà perceptible avant 1019 et dénoncées par Adhémar de Chabannes. La destination de l'oeuvre « SANCTI GENESII CENOBII » tout aussi clairement indiquée.
   On peut s'étonner de la référence au roi Robert à une époque ou les Comtes « catalans » ont cessé de se sentir lier à la monarchie franque depuis que celle ci n'a pas répondu aux appels au secours lancés lors des raids d'Al Mansour notamment au moment de la prise et du pillage de Barcelone.

** COMPOSITION 


   Il s'agit d'une pierre en marbre blanc de 2,21 m sur 0,70 m et environ 0,18 m d'épaisseur. Un rinceau de palmettes au rendu délicat entoure une scène centrale surmontée par l'inscription – datation – que nous venons de présenter .
   Une mandorle centrale double renfermant un Christ bénissant assis sur la courbure intérieure, les pieds sur un « tabouret » dans la partie inférieure. Cette mandorle est soutenue par deux anges qui semblent la porter.
   De part et d'autre trois personnages sous arcades, nimbés sont certainement des apôtres. Les nimbes étant presque confondus avec les arcades outrepassées. On peut imaginer que le premier à la droite du Christ, se tenant la joue, soit Pierre. Le deuxième à sa gauche, chauve et barbu, serait Paul. Entre Paul et le Christ le visage jeune pourrait être Jean. Tout cela reste des suppositions. Ils obéissent, selon la définition qu'en a donné Henri Focillon, à la fameuse « loi du cadre » : les figures et les personnages sont contraints par la structure déterminée du cadre au départ. Les têtes dans les arcatures outrepassées, les épaules qui tombent parallèlement aux bordures des chapiteaux, les pieds et le bas des tuniques resserrés entre les bases des colonnes. Cette contrainte s'impose de la même manière aux deux anges qui portent la mandorle.
   Peter Klein et Géraldine Mallet ont constaté à juste titre que malgré une apparence uniforme leur traitement est très soigné et les attitudes ainsi que les représentations très diversifiées. Le caractère relativement simple de la figuration des personnages forment quand même un réel contraste avec l'élégante perfection du rinceau de palmettes de l'encadrement.


** STYLE ET TECHNIQUE


   Le réalisateur de cette œuvre n'est connu que sous l'appellation  de « Maître de       Saint Genis. Il réalise à la même époque la fenêtre de Saint André de Sureda. Le linteau de cette même abbatiale est d'une autre main peut-être moins habile mais plus avancé dans sa conception.
   Tous les spécialistes s'accordent à reconnaître une influence hispano-wisigothique qualifiée également de mozarabe pour les arcatures outrepassées ou la qualité de la taille. D'aucuns ont vu une certaine parenté entre le rinceau de palmettes ( celui-ci ou d'autres rinceaux romans) avec quelques fragments provenant de Madinât al-Zahra, le grand et magnifique palais califal des environs de Cordoue construit entre 939 et 976 et totalement détruit quelques décades plus tard mais qui a marqué les esprits.
   Ils s'accordent à reconnaître également l'originalité de l'utilisation et du travail du marbre blanc à l'image des ivoires comme le parallélisme fait par Durliat avec le fameux ivoire ottonien d'Essen du début XI ème siècle (donc de la même période) notamment pour les motifs perlés.
   Comparaison également avec la travail des enlumineurs et surtout celui des orfèvres d'un certain nombre de devants d'autels connus par les textes mais disparus. Devant d'autel – antependium – à l'origine en tissu ou en bois travaillé par la méthode du « gesso » puis peint.
   Comparaison a également été faite avec des retables présentant les mêmes caractéristiques que le linteau, notamment des retables scandinaves.
   Tout ceci a été à l'origine de controverses importantes quant à l'emplacement originel des linteaux de Saint Genis et de Saint André. Nous y reviendrons plus tard.
   Une autre influence , majeure, a été celle des ateliers de marbriers de Narbonne, connus notamment pour la production des tables d'autels.
   Mais l'élément le plus important en ce début du XI ème est l'évolution qui se fait jour dans ces prémices de la réapparition de la sculpture  monumentale. C'est qu'à la gravure linéaire en creux héritée du travail d'orfèvrerie se développe une autre technique, s'ajoute une taille différente parfaitement déterminée sur ce linteau de Saint Genis, tant sur le rinceau ou les ailes des anges que pour les plis des manches des apôtres, surtout au niveau des épaules, ou  le vêtement du Christ au niveau des genoux.
   C 'est l'apparition du creux en gouttière, de la taille en « plis repassés » (selon une expression couramment utilisée), la taille en biseau. C'est là un élément important car cette taille est liée au travail du bois ou de la pierre et non à celui du métal. Cette nouvelle technique permet dans un ensemble sculpté en méplat très peu prononcé ( quelques millimètres) d'introduire un jeu d'ombres et de lumière qui développe le rendu de relief.


* LA MANDORLE


           

Elément central du linteau, il est celui qui attire les regards. Est-ce bien étonnant ? C'est l'objectif majeur.
   Les mandorles – ou leurs variantes : auréole, gloire, clipeus ou couronne végétale – sont utilisées depuis très longtemps, dès l'antiquité. Peter Klein l'a parfaitement montré. La forme se fige géométriquement à l'époque romane. C'est la signe désormais des apparitions divines marquant la qualité sacrée et céleste du personnage qu'elle met en valeur. Forme et nom issus de la « mandorla » italienne : l'amande. Elle va servir à exprimer la majesté du Christ-Roi. La mandorle devient lumière c'est le passage nous dit-il du « Sol Invictus » au « Sol Salutis ».
   La forme particulière de la mandorle de Saint Genis en « 8 », formant une double courbe, est d'inspiration carolingienne. L'espace supérieur représentant le monde céleste eu dessus du monde terrestre. Le Christ en « Maiestas Domini » est assis sur la courbe intermédiaire déterminant un espace quasi circulaire, ce qui est assez particulier. C'est l'ensemble qui forme la mandorle et on peut donc y voir trois espaces. Un rapprochement a été fait avec la chapelle de la Trinité de Saint Michel de Cuxa, réalisée vers 1030 par Oliba, ou trois espaces circulaires s'inscrivent également dans la structure au sol. Ce serait la première représentation graphique de la Trinité en « Trône de la Grâce ». Et si cette première représentation se rencontrait à Saint Genis ?
            Peter Klein va au delà des analyses de Marcel Durliat et Mireille Mentré qui voyaient une simple « Maiestas Domini ». Les deux anges soutenant la mandorle sont en train de voler. Nous avons donc à faire à une Ascension. L'Alpha et l'Omega de part et d'autre du Christ : « Je suis l'Alpha et l'Omega, le Premier et le Dernier, le Principe et la Fin » (Apc XXII, 13) indique également une Parousie. La main de Pierre sur sa joue à la droite du Christ indiquant sa tristesse de le voir partir mais le retour est annoncé. Si Peter Klein n'est pas entièrement convaincu, il admet cependant les connotations eschatologiques par ailleurs bien visibles à Saint André de Sureda avec les séraphins sonneurs de trompettes.
   Un pas est franchi par Alessia Trivellone lors d'une récente communication à un colloque de Fanjeaux qui le considère comme pouvant être également un jugement dernier.


** LINTEAU  OU RETABLE ?

   Ce linteau est-il à sa place originelle ? Tel est la grande question !
   Pierre Ponsich avait développé l'idée d'un réemploi au XII ème siècle d'un retable ou d'un antependium en linteau. Il y voyait donc un ornement d'intérieur, d'autel en particulier, transplanté en façade. Il s'appuyait pour cela sur des anomalies de positionnement et des feuillures au dos du marbre. Tout en reconnaissant que la non existence de retable-prédelle à une époque aussi haute posait problème. Est-ce donc le linteau qui aurait servi de modèle ?
   Marcel Durliat qui au départ développait la même idée que Pierre Ponsich en était revenu à une autre conception et après lui Peter Klein. D'autres chercheurs ont depuis travaillé sur les façades d'églises, le rôle de la porte et la place de l'église dans le temporel. La conception qui semble s'imposer maintenant est qu'il s'agit bien d'oeuvres destinées à constituer un décor de façade en développant le rôle de l'iconographie. Le Christ de l'Apocalypse qui trône au dessus de la porte est « l'affirmation d'un programme monumental sculpté ». Henri Focillon déjà avait exprimé l'idée que la sculpture romane monumentale se développe d'abord par le bas-relief qui détermine un « espace-limite » et que la clé de la sculpture  est dans l'architecture.
   Les apôtres du linteau de Saint Genis comme ceux de son voisin de Saint André s'adapte à l'arcature qui est une architecture fictive. L'idée sera reprise par la suite.
   Le rôle de la porte, dont le positionnement dans l'axe de la nef se généralise est de plus en plus affirmé et important. Les éléments qui l'entourent y jouent un rôle capital.

            «Je suis la Porte où entrent les brebis.
              Je suis la Porte. Si quelqu'un entre par moi il sera sauvé. » (Jean 10-VII, IX)

   La porte est donc un élément symbolique. Elle est différenciée du mur et les matériaux sont plus soignés. C'est le passage entre deux éléments : du monde terrestre vers la Jérusalem céleste et c'est donc un seuil qu'il faut franchir. C'est un élément d'autant plus important qu'il fait l'objet d'un rite et d'une consécration particulière.
   Dans sa communication au colloque de Fanjeaux sur les lieux sacrés et l'espace ecclésial Alessia Trivellone met l'accent sur cette notion de limite, sur les relations qui se développent fin X ème début XI ème entre l'intérieur et l'extérieur de l'édifice-église et  l'extension du sacré. Elle s'intéresse donc à la place et au rôle de l'édifice dans l'espace temporel commun à cette époque. Epoque qui est celle du développement de la Paix et Trêve de Dieu largement impulsé par Oliba, de l'installation des sauvetés que nous connaissons par les travaux de Bonnassie sur les sagreres catalanes ou d'Aymat Catafau sur les celleres roussillonnaises.
   L'église n'est plus seulement un espace intérieur, le « sacré » déjà passé de l'autel à l'édifice  va gagner l'extérieur et dès lors la façade, la Porte qui s'y inscrit et les éléments iconographiques qui   la composent prennent une importance considérable.
   C'est à partir du début XI ème, avec la mise en place de l'aire d'asile et de la sacralité des 30 pas que l'habitat, après le cimetière va commencer à s'agglomérer. Evidemment, le pouvoir de l'Eglise- Institution s'y renforce puisque les lois laïques ne s'y appliquent logiquement pas. Pour Alessia Trivellone c'est à ce moment que se développe donc une façade en cohérence avec la place nouvelle de l'église en tant qu'espace et de l'Eglise - assemblée du peuple de Dieu – dans le cheminement des fidèles vers cette Jérusalem céleste. Cohérence que nous continuerons à observer dans les périodes suivantes. L'existence par exemple des corbeaux qui au XII ème siècle porteront un auvent protecteur sont à l'évidence des représentations d'images apotropaïques, à la fois protectrices et opposées aux forces du mal. De même la mise en place de plaques funéraires au
XIII ème et début XIV ème de part et d'autre de la porte sous la protection du Christ bénissant ou Christ-juge. Faut-il rappeler également que c'est le moment où le théâtre va commencer à faire sa réapparition, que le scène va être le parvis des églises jusqu'à la grande époque des mystères ?
            Le Christ bénissant dans sa mandorle, au dessus de ce passage, à la fois Maiestas Domini et Ascension, entouré de l'Alpha et l'Omega qui traditionnellement font référence à son retour et son règne à la fin des temps donc à la seconde Parousie peut logiquement apparaître comme le Christ-juge. Justice divine devant le parvis où traditionnellement se déroule également l'administration de la justice terrestre.
            Ce linteau est en parfaite cohérence avec le développement ecclésial et celui de la société de l'époque. Il est donc , logiquement, parfaitement à sa place dès le départ. Xavier Barral i Altet avait quelque temps auparavant déjà expliqué que l'iconographie qui s'installe sur la façade en ce début XI ème siècle et qui se généralisera à partir de la fin du  siècle se retrouve plus au Nord de l'Europe par exemple dans les panneaux sculptés des deux vantaux de bronze de Saint Michel d'Hildesheim datant de 1015 (donc légèrement antérieur au linteau de Saint Genis) commandés par l'évêque Bernward que célèbre une inscription qui le nomme sur cette porte et qui, comme à Saint Genis est destinée à être vue de l'extérieur par l'assemblée des Chrétiens.

            Cette grande question de la place originelle de cette œuvre, posée et débattue dès le milieu du XXème siècle et qui semble maintenant trouver une réponse (Est-elle définitive?) est importante car  à travers elle c'est la datation de l'avènement de la sculpture monumentale dans l'Art Roman d'Occident qui est posée.
   Quoiqu'il en soit c'est une œuvre magnifique à laquelle il faut (il faudrait!) accorder le plus grand soin.
            Une œuvre maintenant millénaire...